
Le co-fondateur de la célèbre enseigne récemment reprise par la FNAC voit dans les géants du e-commerce une stratégie aux effets destructeurs pour la distribution conventionnelle. Ce n'est certainement pas faux, mais…

- DVSM, été 2018 – En prélude à la parution d'un ouvrage
dans lequel il retrace l'aventure de la GSS au logo rouge,* Bernard Darty a signé ces jours derniers un billet publié dans le quotidien Les Echos, dans lequel il n'est pas tendre avec la firme de Jeff Bezos (Alibaba, ambitieux concurrent chinois, n'échappant pas à cette critique teintée d'une légitime inquiétude). Il soupçonne cette vedette du net qui, à elle seule, semble symboliser le basculement des usages commerciaux dans le tourbillon du numérique, de pratiquer un commerce sur des bases de profitabilité quasi nulles, voire négatives, compensant l'absence de marges par les recettes issues d'un accès concédé à d'autres aux moyens numériques de stockage et de diffusion dont il dispose. Chacun a reconnu les effets des "Cloud" et autres "market places" que Bernard Darty montre du doigt. Et comment ne pas constater que cette nouvelle vague d'un commerce d'un type jadis techniquement impossible a bel et bien des effets néfastes sur les enseignes déjà existantes…? Une vague qui d'ores et déjà participe aux nombreux naufrages de points de vente, de groupes, de centres commerciaux, dont les USA ont subi des premiers assauts à grande échelle.
Cependant, un malheur n'arrive jamais seul. Les grandes évolutions ne sont de ce fait jamais simples à analyser. Déjà soulignés dans nos pages, d'autres facteurs contribuent à un bouleversement des équilibres. En occident, la "synchronisation" liée à l'histoire de l'entrée pour une fraction importante de la population dans la génération du papy-boom fait apparaître une clientèle ayant des besoins plus modérés. Pour les biens d'équipement techniques, il résulte de la longue et vigoureuse période (pratiquement un demi-siècle) de développement de l'électronique grand public et de l'électroménager des situations de saturation. Une réalité qui n'épargne pas d'autres secteurs d'activité. Il n'y a rien de comparable entre le marché des logements neufs d'aujourd'hui et ce qu'il fut il y a 30 ou 40 ans, quand les Bouygues, Phenix et autres promoteurs inondaient les banlieues de leurs lotissements. Les parcs d'automobiles ne progressent plus (en occident) que dans des proportions très faibles. Comme pour le téléviseur ou le lave-linge, le renouvellement est désormais la clé de voûte du marché. Les enfants ayant grandi, les enseignes qui en avaient fait leur cible connaissent des soucis majeurs. Etc.
Ce contexte, qui n'est pas identique à celui observé dans d'autres régions du monde (Inde, Asie…) rencontre de plein fouet la profonde métamorphose des usages entraînées par l'avènement des ressources numériques. Dans leurs premières années d'existence, la compétitivité était interprétée comme l'atout principal des acteurs du commerce en ligne. Nous savons que ce n'est plus le cas aujourd'hui. De nombreux consommateurs, lorsque revient la période des fêtes, préfèrent anticiper un peu leurs achats, les effectuer en ligne, plutôt que d'affronter les queues aux caisses et les ruptures de stocks des magasins classiques. Dans la région Ouest, un client… Darty, très récemment, ne trouvait pas un sac pour son aspirateur Panasonic acheté il y a quelques années. "Ce n'est pas grave, je vais le trouver en ligne…" a-t-il expliqué au responsable du rayon, comme pour le consoler. En rayon, on ne trouve pas, en ligne, si... Une planche de salut pour des fournisseurs, industriels, PME, qui n'avaient pas réussi à franchir les obstacles des centrales d'achats. L'enseigne n'a plus le droit de vie ou de mort pour le produits. Les responsables du commerce classique doivent s'en convaincre, les achats en ligne faits par les consommateurs sont dans de nombreux cas le résultat d'une limite ou d'une défaillance du commerce physique.
Traditionnels d'hier et traditionnels d'aujourd'hui… Enfin, cette génération des géants du net n'est pas la première à représenter un risque vital pour un commerce antérieurement installé, qualifié de "traditionnel", un adjectif qui se distingue avant tout par sa grande relativité. Il y a bien longtemps (années 60-70), quand hypermarchés et GSS ont fait leur apparition, le commerce traditionnel d'alors a vécu comme un cauchemar transformé pour presque tous en catastrophe les méthodes de nouveaux venus. Le remboursement de la différence, avec un petit verre de Champagne, le dépanneur venant tous les jours même le dimanche (à condition de ne pas l'appeler trop tard)… Que de "concepts" qui ont pour beaucoup symbolisé si ce n'est la fin des haricots, au moins celle du beurre dans les épinards. Votre serviteur se souvient d'un "Radio-TV-électroménager" de la région lilloise qui constatait (il y a plus de 4 décennies) que de jeunes hypermarchés dans sa région vendaient moins cher les téléviseurs qu'il ne les achetait lui-même à ses fournisseurs…! D'ici 10, 20, 30 ans, Jeff Bezos comme d'autres ne manqueront pas, à leur tour, de trouver sur leur chemin des innovateurs bousculant les méthodes des aînés…
* A paraître bientôt, aux éditions Dunod.

