
Le duel entre le commerce de périphérie et les bonnes vieilles rues commerçantes, chaudes et animées, se nourrit d'une sincérité des chalands à géométrie variable.
DVSM, 7 mai 2020. C'est un peu la version consommateur du classique et généreux "fromage ET dessert", très contrariant quand il se replie en un restrictif "fromage OU dessert" ! Oui, elles furent chaudes et accueillantes, les rues de nos quartiers effervescents, au cœur desquels les beaux magasins invitaient les chalands à puiser dans des offres alléchantes. Le tout dans une ambiance qui atteignait son apogée quand, soleil câlin aidant, les terrasses sur lesquelles, au fil des heures, le petit noir à la fraîche se laissait doucement remplacer par un apéritif convivial avant de voir arriver sur leurs cartons carrés quelques blondes rafraîchissantes. La balade utile était aussi un grand moment de plaisir.
Mais un jour, alors que les quartiers périphériques accueillaient lotissements pour pavillons et immeubles où prenaient place les citoyens d'une génération nouvelle, celle résumée par l'expression "baby-boom", certains ont imaginé d'y installer un commerce d'essence innovante. On ne va pas retracer ici –et encore- cette longue mais inéluctable évolution, donnant progressivement accès à pratiquement tout ce dont des consommateurs ont besoin... et envie. Avec amplitude horaire, places de parking, galeries marchandes hors intempéries, et autres arguments. Pourtant, ces acteurs d'un nouveau commerce, souvent montrés d'un doigt lourdement accusateur, n'ont commis aucun vol de clientèle. Ce sont bien les individus qui, de leur propre chef, ont progressivement mis le cap sur ces zones de commerce périphérique, délaissant, abandonnant même, ce centre-ville, sans verser une larme, et sans obéir à la moindre contrainte.
Aujourd'hui, les élans à facettes généreuses pullulent. Les louanges sur un centre-ville que l'on voudrait voir renaître inondent les médias. Une manifestation empreinte de nostalgie que la vision de rues désertées, de places inertes et de bâtiments qui se dégradent, incontestablement déprimante, ne fait qu'accentuer. Ce qui est compréhensible puisque non seulement nombreux sont ceux qui perdent un commerce d'hier et un cœur de vie qu'ils aimaient, mais aussi un peu leur jeunesse, comme si la mort de certains quartiers anticipait leur propre et, paraît-il, inéluctable trépas. Cette quête du passé se heurte néanmoins à une réalité économique incontournable. Les ménages ne peuvent pas s'approvisionner deux fois, une fois pour le nécessaire (et éventuellement moins cher) au centre commercial, une autre fois en ville pour faire revivre celui-ci. Ce qui, à la louche, ne laisserait à chaque camp que la moitié des recettes, et donc de ses moyens de vivre.
Mais en outre, faire revivre le bon vieux centre-ville est un rêve proche de l'inatteignable. D'abord, parce que cette envie qui tourne au fantasme est d'autant plus délicate à satisfaire que le centre-ville ne pourrait revivre sans une rénovation complexe et coûteuse, ce qui était déjà une réalité avant l'irruption de l'épidémie de 2020. Ensuite, parce qu'avec les évolutions géo-démographiques, ce n'est plus le centre-ville qui constitue la proximité, mais bel et bien cette périphérie (où réside entre 60 et 80% de la population). Enfin parce que ces zones commerciales périphériques, au sein de leur propres impératifs concurrentiels, n'ont cessé d'améliorer, d'optimiser leur attractivité. À laquelle, les consommateurs se sont aussi attachés. Les parkings complets des fins de semaines, quand aucun virus ne vient les vider, ne sont quand même pas remplis que par des clients masochistes venus s'administrer leur violence hebdomadaire. Voilà qui n'est pas sans rappeler, dans un domaine très différent, cette envie de cabriolets que les foules exprimaient il y a 20 à 30 ans. Tous rêvaient de balades cheveux au vent, mais ils achetaient surtout des berlines et des monospaces (et maintenant des SUV). Il est probable que, même si tout était fait pour que le centre-ville soit intégralement renaissant, les consommateurs continueraient à viser leur centre commercial, finalement, adoré…

